a) Permissions. - Pour soigner le moral des soldats rien n'était supérieur aux permissions. Elles furent précisément instituées pendant notre séjour à Wylder, exactement le 10 juillet 1915. Le début du régime était modeste : 4 % seulement de l'effectif. Les chefs de corps durent faire des comptes rendus sur l'effet des permissions. Je pense que tous les rapports leur étaient favorables, n'eut ce été que pour la raison que tout le monde en profitait du haut en bas de l'échelle hiérarchique. On attendait avec impatience ceux qui rentraient. Ils apportaient des nouvelles du pays et des familles. Les nouvelles étaient toujours accompagnées d'une bonne bouteille à laquelle on cassait le cou le soir en formant le cercle et en chantant les vieux refrains du pays. Le lendemain on reprenait le collier avec une nouvelle ardeur en attendant que votre propre tour arrivât.
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b) Les fêtes. - Personnellement je ne concevais pas un régiment d'infanterie sans musique. Le cavalier regarde fièrement le piéton du haut de sa monture. Le canonnier se redresse devant ses pièces aux gueules menaçantes. Le fantassin lui, n'est rien, tant qu'il ne marche pas derrière une musique. Mais quand il s'amène derrière le fracas de ses cuivres et le roulement de ses tambours, c'est lui qui est roi. Il transporte la foule et pour le voir il fait courir une ville entière. Ceux qui avant la guerre ont fait leur service militaire dans une grande garnison ne se rappelleront pas sans émotion l'effet des retraites militaires. Dans l'Est, les Allemands venaient eux-mêmes voir ce spectacle, tant il était beau.
Les Officiers du régiment consultés au sujet de la constitution d'une musique partagèrent mon sentiment à cet égard. Ils se mirent en campagne et en quelques jours nous avions tout ce qu'il fallait pour mettre la musique sur pied. Le tambour-major Moulin avait déjà formé une clique de premier ordre; le brancardier Bavouzet, plus tard sergent, se chargea de la musique. En très peu de temps elle fut au point. Nous avions une batterie de clarinettes qui aurait fait le bonheur de plus d'un chef de l'active.
Je me rappelle encore quelques numéros du répertoire Poète et Paysan, modulé agréablement par un saxophone; Le Ballet d'Isoline, exécuté admirablement par une des clarinettes. Nous avions des morceaux avec chant : Dis-moi quel est ton pays, chanté par Girolet, un homme au type gaulois, eut chaque fois un grand succès. Nos marches étaient les plus entraînantes du répertoire des musiques militaires. Bref, avec notre musique, nous étions un régiment d'infanterie complet. A notre retour des dunes nous traversions West-Cappel où se trouvait le Q.G. de la 152e D. I. Le Général Cherrier venait toujours nous voir défiler. Il nous complimentait chaque fois de notre belle allure.
Notre musique nous a permis d'organiser à Wylder des fêtes comme jamais les habitants n'en avaient vues.
Les fêtes les plus brillantes avaient été celles du 1.4 Juillet et du 15 Août. Toute la population, ainsi que les régiments des cantonnements voisins étaient invités et y venaient. Pour nos exhibitions on avait mis à notre disposition un grand pré. Nos fêtes comportaient en général une partie hippique et une partie burlesque. Pour la partie hippique on avait organisé tout autour du pré une piste avec obstacles. Nous avions au régiment de jeunes cavaliers, des artilleurs, des officiers sortant du train et aussi de simples fantassins qui s'y connaissaient en chevaux. Parmi nos chevaux de selle il y avait quelques vieux canassons qui franchissaient encore très convenablement la barre et la haie. Parmi nos sauteurs figurait au premier rang la jument de M. Patureau-Mirand qui avait été classée deuxième au raid Paris-Biarritz.
La partie comique de nos représentations était celle qui eût le plus de succès auprès du public. Il y avait des numéros qui étaient aussi réussis que ceux des grands music-halls. Parmi les artistes du régiment je citerai le Lieutenant Saintin (violon), le sous-lieutenant Salutrinsky (piano), les musiciens Pouzet (clarinette) et Rouby (airs berrichons), l'infirmier Cochet (histoires berrichonnes) et le téléphoniste Bonnard (scènes burlesques). Des artistes des régiments voisins nous prêtaient leurs concours; je me rappelle parmi eux les sous-lieutenants Guitel (artillerie) et Jouvenet (R.I.T.). Enfin, parmi la population nous fûmes aidés par Mlle Delaby, institutrice (comédie) et Mlle Versheure (jeune diseuse).
Si les cantonnements voisins venaient assister à nos fêtes nous nous rendions également à celles qu'ils organisaient. Il y avait tout près de nous, à Quaedypre, un régiment territorial breton qui avait un grand cachet d'originalité. Il était commandé par un Lieutenant-Colonel d'Infanterie coloniale en retraite. C'était un excellent camarade. Un jour il m'a fait l'honneur du défilé de son régiment. Il avait comme tête de colonne une espèce de nouba composée de binious. C'était très curieux à voir et à entendre. Le régiment avait très bonne allure. Il avait du reste fait le coup de feu sur le front de Flandre.
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c) Prises d'armes. - Les prises d'armes, les revues et les défilés ont une grande influence sur le moral du soldat, et on peut dire aussi sur ceux qui n'y assistent qu'en spectateurs. La vue de grandes masses d'hommes, quelles qu'elles soient éveille chez celui qui les voit des idées de puissance et de force. L'impression est encore bien plus forte, si les masses sont des hommes en armes bien rangés et ordonnés. Du reste le sentiment de force se communique à celui qui n'est qu'un petit élément de la masse. Tous ceux qui avant la guerre ont pris part à de grandes revues peuvent témoigner de l'effet qu'ils en ont ressenti. Les générations actuelles ne connaîtront plus ces grands spectacles patriotiques, c'est dommage.
Pendant notre séjour à Wylder nous avons sans en abuser fait des prises d'armes pour le seul compte du régiment. Nous avons aussi pris part à celles plus importantes qui furent prescrites par le commandement.
L'institution des Croix de Guerre nous a fourni la plupart des occasions de prendre les armes. Nous les avons prises cinq fois au cours de notre séjour à Wylder. Ce fut d'abord pour notre Commandant de Brigade, le Général Néraud, à qui fut décernée une des premières Croix. Le Général assista par la suite à toutes nos remises de Croix de Guerre pour marquer la grande considération qu'il avait pour cette récompense. Les officiers et surtout les soldats mettaient tout leur amour-propre à l'obtenir. Ceux qui se croyaient lésés ou oubliés savaient fort bien rappeler leurs mérites à leurs supérieurs. Malheureusement, comme pour toute espèce de récompenses, il y eut des abus. Certaines Croix avaient été décrochées à trop bon compte. Le commandement, quand il a vu qu'on était trop prodigue des Croix, descendait systématiquement toutes les propositions d'un ou deux échelons. D'autre part, les militaires qui avaient le privilège d'appartenir à un état-major ou à un Q.G. relevant directement d'un Officier général, se voyait d'emblée attribuer des citations correspondant à l'échelon de commandement du Général, c'est-à-dire qu'ils avaient pour le moins une citation de l'ordre de la Brigade.
Le 5 juillet, le 6e bataillon, avec drapeau et musique, s'est rendu à Rousbrugge pour prendre part à une cérémonie de remise de décorations anglaises par le Prince de Connaught. Le Commandant de la Bastide devait recevoir la belle décoration de l'Ordre des Compagnons de Saint-Michel et de Saint-Georges pour services rendus à l'Armée anglaise lors de la ruée allemande sur Ypres. Quand, au cours de la cérémonie, le tour du Commandant arriva pour recevoir son insigne, l'officier d’Etat-major qui les distribuait s'aperçut qu'il n'en restait plus. On juge de la déception du Commandant et de l'effet produit sur l'assistance. C'est un tour qu'on n'aurait pas dû jouer à un combattant, car je suis sûr que la décoration est restée accrochée quelque part en cours de route. Pour obtenir finalement sa décoration, le Commandant a été obligé d'adresser plusieurs réclamations à l'autorité supérieure.
Le 26 juillet les officiers et sous-officiers du régiment qui avaient servi au Maroc, et qui avaient droit à la Médaille commémorative de la campagne, ont été convoqués aux Cinq-Chemins, où ils ont été passés en revue par le Général Lyautey. Cette convocation intéressait surtout l'E.-M. de la Division et la Brigade du Maroc. Chez nous il n'y avait que le Docteur de Labonnefon qui fut convoqué.
Le 1er août, il y eût une grande cérémonie à Hondschoote. Le Président de la République (M. Poincaré) devait remettre un drapeau au régiment d'Infanterie coloniale du Maroc. Le Président était accompagné du Ministre de la Guerre (M. Millerand) et du Général Foch. Nous nous y sommes rendus avec le drapeau, la musique et le 5e bataillon. La cérémonie avait lieu sur le terrain d'aviation de Hondschoote. La 4e Brigade du Maroc était au complet ainsi que l'E.-M. de la D.I. Les troupes étaient disposées en carré sur les quatre faces du terrain. Le Président Poincaré avec le drapeau se tenait au centre face au régiment colonial. Il a prononcé une allocution puis il a remis le drapeau du régiment.
Sources: Colonel Eggenspieler "Un régiment de réserve en Berry - Le 290e RI"